Dans l’esport, on ne badine pas avec la triche !
La triche semble aussi vieille que l’existence des jeux vidéo. De manière générale, le fait d’enfreindre certaines règles date de l’invention même du jeu. Dans un jeu de société, un sport ou les jeux vidéo, les joueurs utilisent tous les moyens pour outrepasser les règles du jeu. Pourquoi ? Parce qu’il y a avant tout un enjeu. Ce phénomène touche le joueur professionnel comme l’amateur comme n’importe quel individu qui jouerait en famille ou avec des amis. Que ce soit l’esprit de compétition du joueur, la gloire espérée, la célébrité rêvée ou encore l’enjeu financier des compétitions officielles de sport ou d’esport, les joueurs s’investissent, misent et n’hésitent donc pas à user de tous les moyens pour obtenir un avantage déloyal lors de la partie. En conséquent, des personnes et des entités sont spécialisées dans la lutte contre ce phénomène.
Intéressons-nous donc, dans le dossier du mois, à la triche dans l’esport, et notamment aux moyens mis en œuvre par les professionnels du secteur pour lutter contre cette problématique mettant en porte-à-faux les valeurs diffusées par l’esport dont l’esprit sportif et l’intégrité des compétitions entre autres. La lutte contre la triche s’inscrit effectivement dans ces valeurs. Mais alors quelles sont les différentes formes de triche ?
1. L’aliasing
L’aliasing, c’est lorsqu’un joueur demande à un autre joueur meilleur que lui, de prendre sa place pour remporter une compétition : un des exemples récents est le cas de Daniel Abt lors d’une compétition sur un jeu de simulation automobile durant le confinement, ce dernier s’étant fait remplacer par un simracer (joueur professionnel de simulations de jeux de course) [1].
Pour lutter contre l’aliasing, différentes techniques existent : exiger que le joueur ait recours à une webcam, demander l’adresse IP pour vérifier si le joueur est bien à son poste (en période de confinement où personne n’est censé sortir de chez soi, c’est une technique qui fonctionne, pour preuve : l’exemple cité au-dessus de Daniel Abt qui a été démasqué), le offline (ou les compétitions en physique) quand cela est possible.
2. Le wallhack, le maphack ou le diskhack
Ces méthodes consistent à utiliser des logiciels tiers pour permettre d’obtenir des informations non-autorisées ou d’améliorer sa précision dans le jeu. Le wallhack permet par exemple de voir à travers les murs (très utile pour les FPS, First-Person Shooter, notamment). Le maphack neutralise l’effet du brouillard de guerre (élément primordial dans les MOBA, Multiplayer Online Battle Arena ou les RTS, Real-Time Strategy). Enfin, le diskhack permet de déconnecter son adversaire (efficace sur tout type de jeu).
Un usage intelligent de ces logiciels fait qu’ils peuvent être très difficiles à détecter. Pour cela, de plus en plus d’organisateurs de compétitions obligent les joueurs à installer des programmes détectant l’ajout de logiciels tiers sur leurs ordinateurs. Mais le monde de l’esport avance vite et les technologies également : de nouveaux logiciels toujours plus performants sortent fréquemment, limitant ainsi l’efficacité de ces programmes.
3. L’aimbot
Cette technique nécessite aussi l’utilisation d’un logiciel tiers, qui permet au curseur de la souris ou au pointeur de la console de se positionner sur la cible de manière très rapide et très précise. Cela permet donc au joueur d’avoir de très bons scores concernant les « kills ». Cet aimbot est très utilisé dans les FPS (First-Person Shooter) mais aussi sur des jeux comme League of Legends ou Dota 2, qui exigent que certaines actions soient menées manuellement.
Beaucoup de débats sont d’ailleurs en train de naître sur les technologies de Aim Assist : ces technologies qui ajustent automatiquement la visée et améliorent la précision dans les jeux de tir. Triche ou pas triche ? Pour ou contre ? Il semblerait que pour la plupart des joueurs de jeux de tir, la réponse soit claire : triche. Et surtout en compétition ! Dans de nombreux jeux, l’aim assist est désactivé lors des compétitions officielles. Mais ce n’est pas le cas dans le célèbre jeu de Battle Royale, Fortnite. Après des suspicions de triche lors des Fortnite Championship Series (les FNCS) d’avril dernier [2], le champion du monde Bugha s’est largement élevé contre cette technologie qui « ruine les compétitions » selon lui [3]. Epic Games a alors voulu calmer le jeu en diminuant la précision de l’aim assist. Mais les modifications sont très faibles et ne permettent pas encore un jeu équitable.[4]
Il serait bon d’arbitrer clairement si l’aim assist doit être considéré comme de la triche ou non. Cependant, à l’heure actuelle, aucune instance n’est capable de le faire sur le plan international, les règles des compétitions étant contrôlées par les éditeurs du jeu. Et si Epic Games tient à garder son public plutôt jeune, amateur plus que professionnel, il n’est pas dans leur intérêt de faire disparaître cette technologie, même lors des compétitions.
Une actualité du début du mois d’octobre fait également échos à ce problème d’aim assist : Activision a annoncé avoir banni plus de 20 000 comptes pour tricherie. L’éditeur a même engagé des poursuites contre les créateurs d’un logiciel conçu pour tricher. Activision est clair sur sa ligne : il est nécessaire de lutter contre ces phénomènes pour préserver l’expérience de jeu des joueurs. Il s’est alors associé à deux sociétés spécialisées dans la détection de triche : Infinity Ward et Raven Software [5].
4. Les attaques par déni de service
On les appelle aussi DDos (Distributed Denial of service attack). Il s’agit ni plus ni moins d’un piratage informatique ici. Le DDos consiste à rendre indisponible un service ou à empêcher les utilisateurs d'accéder à un service particulier. Cette attaque est très répandue et peut faire tomber les sites les plus sécurisés, à l’exemple de la CIA en 2011 [6] ou de Google en 2017 [7]. Dans l’esport, le phénomène est connu, aussi bien à l’international qu’au niveau national. Un des derniers exemples en date est l’attaque qui a eu lieu à la Lyon e-Sport en février 2019 [8].
Ce mécanisme est difficile à éviter, il est peu coûteux et très facile à mettre en œuvre. Une des solutions est le changement de connexion Internet quand ce dernier survient, mais il faut que cela soit possible, ce qui n’est pas toujours le cas car cela demande des infrastructures techniques extrêmement onéreuses pour les organisateurs de tournois qui n’ont pas toujours les moyens ! De nombreuses équipes ont d’ailleurs été disqualifiées lors de compétitions parce que ces dernières n’avaient pas la possibilité de mettre fin à cette attaque.
5. L’utilisation de bugs dans le jeu ou coaching bug
Fin septembre, un scandale a durement touché la scène Counter-Strike. L’ESIC [9] (l’Esports Integrity Commission) a pris des sanctions contre 37 coachs du jeu impliqués dans l’utilisation d’un bug du mode spectateur sur Counter-Strike : Global Offensive [10]. Peu de temps auparavant, l’ESL, l’organisateur de compétitions phare de la licence, avait déjà suspendu trois coachs [11]. Ce bug permettait à un joueur spectateur d’avoir une vue d’ensemble à partir de points spécifiques sur la carte et donc d’obtenir les positions de l’équipe adverse. L’utilisation de bugs dans le jeu pointe alors un problème de fond : la nécessité d’un besoin humain conséquent. La présence d’arbitres et ”d’observers” durant les parties est très importante, notamment pour éviter a posteriori le visionnage de plusieurs milliers d’heures des diverses compétitions litigieuses.
Avec la crise sanitaire, les compétitions se déroulent de plus en plus en ligne, multipliant ainsi les risques de triche et les limites à l’utilisation de certaines techniques pour lutter contre ce phénomène. Pour autant, certains éditeurs se soucient de ces problématiques : c’est le cas de Riot Games notamment. En effet, depuis la sortie de son nouveau FPS Valorant, de nombreux bans pour triche ou AFK (Away From Keyboard) ont été effectués par l’éditeur [12]. La firme américaine a d’ailleurs décidé de combattre avec ardeur ces phénomènes de triche et investit énormément dans des solutions anti-cheat en mettant notamment en place : un système anti-triche dans le jeu intitulé Vanguard [13], des sanctions renforcées contre les joueurs AFK [14], un système de ban automatique [15], un système de notifications en cas de suspicion de triche [16] et en créant même une nouvelle arme anti-tricheurs, les « Soulbans » [17], qui suspendront n’importe quel compte créé par le tricheur déjà pris la main dans le sac.
Mais les techniques de triche sont nombreuses et ne se limitent pas à des bugs provoqués dans le jeu. Un autre phénomène d’actualité met en péril l’intégrité des compétitions d’esport : le match fixing.
La prévention du match fixing, ou comment combattre les matchs truqués ?
Comme dans le sport traditionnel, les paris sur les résultats des parties se sont développés. Même si cette pratique est en général interdite, elle est autorisée dans certains pays dans le monde (en Asie notamment). De ce fait, les paris engendrent ce phénomène de match fixing par appât du gain : des joueurs parient sur leur propre défaite pour récolter de l’argent. Un des exemples les plus (tristement) célèbres est celui du joueur de StarCraft II Lee « Life » Seung Hyun, condamné à 18 mois de prison et 57 000 euros d’amende pour avoir volontairement perdu deux matchs en compétition. Les exemples ne manquent pas dans l’actualité : durant le mois de septembre, pas moins de 2 scandales ont éclaté sur le sujet. Le premier concerne la scène nord-américaine de Valorant avec des accusations de match fixing, non pas sur le jeu mais sur des rencontres CS:GO par des anciens joueurs du jeu s’étant repliés sur le FPS de Riot Games, dans une ligue semi-professionnelle. De nombreux joueurs ont d’ailleurs été bannis de la licence de Riot, on le sait très stricte sur les divers phénomènes de triche [18]. Le second scandale concerne quant à lui la scène Rainbow Six Siege, jeu compétitif édité par le français Ubisoft. Les faits remonteraient à avril dernier : deux équipes d’esport auraient parié volontairement sur leur défaite, Rogue et Team Empire, lors de la saison 11 de la Pro League. Les joueurs en question ont alors été sanctionné par l’éditeur [19].
Alors quelles solutions peuvent être envisagées pour endiguer la multiplication de ces phénomènes ?
Un marché est à conquérir actuellement : celui des logiciels ou solutions anti-cheat. Beaucoup d'entreprises se penchent sur ces technologies qui sont certainement l’avenir d’un esport durable et intègre car bon nombre d’équipes, d’organisateurs ou d’éditeurs cherchent à lutter contre ces phénomènes de triche.
Outre le marché de l’anti-cheat à conquérir, des instances spécialisées se créent pour garantir l’intégrité dans l’esport. C’est le cas de l’ESIC qui travaille sur tous ces sujets de triche, de dopage et de match fixing. Ian Smith, Commissionner pour l’ESIC, met en cause la pression qui pèse sur les épaules des joueurs concernant l’obligation de résultats vis-à-vis des sponsors lors des compétitions : « En général, l’objectif d’un joueur, c’est de gagner. Parce qu’en gagnant, on a la gloire et le cashprize mais aussi une satisfaction intellectuelle. Malheureusement, la pression réduit les capacités du joueur à gagner. Et le joueur rentre ainsi dans une spirale car il souhaite être bon, donc il veut s’améliorer mais il est paralysé par la pression. Donc des fois, cette spirale pousse les joueurs à tomber dans l’illégalité avec par exemple ces problématiques de dopage, de triche ou de matchs truqués. Et il ne faut pas les blâmer, c’est juste qu’ils n’ont pas le choix ». Et même si ce dernier dit que les solutions pour combattre la triche dans les compétitions sont efficaces, il ne cache pas les divers problèmes qu’engendrent le match fixing : « Les matchs truqués sont un vrai problème. On a besoin d’informations pour lutter contre ce phénomène. Il faut donc que l’on travaille avec les entités de régulation des paris et des jeux d’argent. Mais ça ne suffit pas, il faut une vraie investigation derrière ! Car on doit relier les joueurs aux parieurs et trouver des moyens de lutte efficaces. » [20].
Mais qu’en est-il du dopage ?
A de nombreuses reprises, l’esport a été victime de scandales incluant des joueurs professionnels dopés à certaines substances bien connues. La plus connue est évidemment l’Adderall : un psychostimulant prescrit pour améliorer les troubles de l’attention. Au départ installé sur les bancs des universités, l’Adderall s’est vite transmis dans le milieu du jeu vidéo aux Etats-Unis, notamment sur des jeux tels que Call of Duty ou Counter-Strike : Global Offensive. Les joueurs, en ingérant ces substances, voyaient alors leur concentration décuplée, permettant ainsi d’être concentré plus longtemps sur une partie et de mieux communiquer avec ses coéquipiers.
Considéré comme de la triche puisque le dopage augmente les capacités du compétiteur, la pratique est bannie et surveillée fermement dans toutes les compétitions sportives, par une instance internationale : l’Agence Mondiale Antidopage (AMA). Problème : l’esport n’étant pas reconnu comme un sport, le secteur ne peut bénéficier d’un tel contrôle par l’AMA. Or, il n’existe aucune autre entité pour l’esport, laissant ainsi le dopage proliférer dans les compétitions. Certains joueurs accusés de dopage ont été sanctionnés, mais uniquement par les organisateurs de compétitions. L’ESL, l’un des plus importants organisateurs de compétitions d’esport, a notamment communiqué sur sa volonté d’organiser un dispositif pour interdire le dopage. Mais ce dispositif est complexe à mettre en œuvre : comment évaluer si un esportif professionnel a bien pris un produit dopant ? Comment obliger les professionnels à se soumettre à des tests anti-dopage alors qu’aucune institution officielle contraignante ne s’en préoccupe concernant l’esport (hormis l’ESIC qui a ses limites en termes de respect des obligations par les joueurs et l’AFNOR [21] qui s’interroge sur ce sujet) ? Il serait donc bon de penser soit au rattachement à l’AMA, soit à la création d’une entité similaire, dédiée à l’esport. L’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD) qui commence à s'intéresser au sujet pourrait être moteur et force de proposition tant au niveau national qu'international.
Le phénomène de triche dans l’esport revêt donc divers aspects : de l’utilisation de simples bugs dans le jeu au match-fixing en passant par le dopage, de nombreux acteurs du secteur, organisateurs de compétitions, éditeurs, équipes, institutions, tentent de lutter contre ces problématiques pour garantir l’intégrité de l’esport. Toutefois, au regard de l’avancée rapide des technologies et divers logiciels, du caractère dématérialisé de l’esport et de l’absence totale de régulation, il est difficile de trouver des moyens aussi efficaces que dans le sport. L’absence d’une fédération officielle et d’un cadre juridique clair pourrait dès lors mettre à mal les moyens de lutte contre ces dérives.
Par Emeline Guedes, Ophélie Allasseur, Mélie Boulesteix et Bertrand Perrin