L’augmentation des sanctions dans l’esport : la conséquence d’une régulation par l’écosystème ?

Le saviez-vous ? Depuis 2020, plus d’une cinquantaine de sanctions ont été distribuées pour mauvaise conduite, paris illégaux et triche sur le jeu League of Legends. Il s’agit ici uniquement des sanctions dispensées par l’éditeur du jeu, Riot Games. D’autres sanctions peuvent être dispensées par des entités ou tout simplement sur d’autres jeux, plus propices à la triche (nous pensons notamment de manière générale aux jeux de tir à la première personne ou FPS ou aux Battle Royale).

Alors qui a dit qu’il n’y avait pas de régulation dans l’esport ? Le propre d’une activité sportive, c’est de s’auto-réguler. L’institutionnalisation de l’esport doit nécessairement passer par une phase d’autorégulation et d’établissement de règlements et de chartes de bonne conduite pour pouvoir se structurer et donner de la légitimité aux compétitions, en tant que pratique sportive. Ainsi, depuis les premières compétitions, les organisateurs de tournois et les éditeurs tentent de réglementer certains phénomènes : toxicité dans les jeux et dans les tournois, triche et même dopage. Dans un précédent article, Level 256 s’intéressait aux différentes formes de triche et surtout aux moyens mis en œuvre par les professionnels du secteur pour lutter contre ces problématiques.

L’intérêt de l’article de ce mois-ci n’est donc pas de revenir sur ce sujet mais d’observer un mouvement important que nous constatons depuis quelques temps : l’augmentation des réglementations et, de facto, des sanctions dans l’esport. Ainsi, alors que les réglementations issues des acteurs privés du secteur peuvent être remises en cause quant à leur légitimité, certains acteurs publics se mettent à dispenser des sanctions à l’encontre d’éditeurs ou de joueurs, forçant ainsi le secteur à lutter contre ces phénomènes.

 

Les réglementations et sanctions issues des acteurs privés, une régulation classique pour garantir l’intégrité des compétitions et le succès du jeu

En pratique, chaque organisateur de compétitions et chaque éditeur peut, lors d’une compétition ou au sein d’un tournoi ou d’une ligue, délivrer des sanctions (les fameux « bans » par exemple, consistant en l’exclusion du joueur ayant triché d’un match, d’une compétition voire d’une ligue pendant une période donnée). C’est notamment le cas de tous les grands organisateurs de tournois et de nombreux éditeurs qui veillent à ce que les chartes de bonne conduite et les règlements des compétitions soient respectés. A titre d’exemple, nous pouvons citer l’ESL, important organisateur de compétitions qui a, dès 2015, instauré des règlementations anti-dopage strictes en partenariat avec l’Agence Mondiale Anti-dopage (AMA) et l’Agence Allemande Anti-Dopage (NADA), en érigeant notamment une liste de produits interdits, se basant sur la liste diffusée par l’AMA. L’ESL annonçait en parallèle des tests aléatoires sur tous les joueurs de la compétition et notamment sur le jeu Counter-Strike : Global Offensive. L’ESL continue d’ailleurs dans cette démarche puisque dans le Règlement officiel du Championnat National d’Hearthstone se déroulant au printemps 2019, nous avons pu retrouver la liste des produits illicites diffusée par l’AMA et les règlementations que l’organisateur avait mis en œuvre depuis 2015 et au surplus, un code de bonne conduite pour prévenir la triche et éviter les sanctions : « prévenir plutôt que guérir », dirons-nous.

 

Cependant, cela n’empêche pas les organisateurs de compétitions d’être de plus en plus vigilants et d’accorder de plus en plus de sanctions, tout en s’appuyant sur d’autres acteurs et notamment les éditeurs.

 

Les éditeurs jouent un rôle prépondérant dans les sanctions accordées aux joueurs. En effet, la grande majorité du temps, ce sont eux qui fixent les règles des compétitions importantes : règles du jeu mais aussi codes de bonne conduite à appliquer. De plus en plus d’ailleurs, les éditeurs multiplient les actions pour prévenir ces problématiques. C’est l’exemple de Riot Games qui, sur son nouveau jeu Valorant, a fait preuve de grande pédagogie, a créé un logiciel anti-cheat, Vanguard et est même allé jusqu’à mener des actions directement in-game. Cependant, cela n’a malgré tout pas suffit puisque l’éditeur a dû exclure du jeu un nombre important de joueurs utilisant des aimbots par exemple. A noter d’ailleurs qu’outre les joueurs non-professionnels bannis du jeu, 7 joueurs professionnels ont reçu des bans permanents de la part de l’éditeur, tous pour triche. Le dernier en date a été annoncé le 4 février 2021.

Mais les éditeurs peuvent également sanctionner des joueurs, coachs ou même directeurs de structures pour mauvais comportement. Cela a notamment été le cas, très récemment, du coach de Team SoloMid (TSM), Andy « Reginald » Dinh qui s’est vu infliger une amende de 5 000$ pour mauvais comportement, à l’encontre du joueur de Cloud9 Philippe « Vulcan » Laflamme. Après un tweet déplacé à l’encontre du joueur, de nombreuses personnalités connues ont critiqué le CEO de TSM. Après des excuses de sa part, Riot Games a malgré tout infligé cette amende, certainement car ce n’est pas la première fois que Reginald fait parler de lui dans le milieu pour des propos déplacés. Cette sanction pose cependant certaines questions quant à la liberté d’expression.  

Outre les problèmes de triche et de mauvais comportement, les organisateurs et les éditeurs font aussi face à un problème récurrent, cause de nombreuses exclusions dans l’esport : les matchs truqués (ou « match-fixing »). En septembre dernier, Ubisoft a sanctionné plusieurs équipes pour « partage d’informations internes en Pro League » datant d’avril 2020, informations pouvant orienter des paris lors d’une compétition sur le jeu Rainbow Six : Siege. Ces comportements ont alors immédiatement été sanctionnés par l’éditeur franco-canadien : amendes, rappels à l’ordre, suspensions, interdictions de participation…

Le but des acteurs du secteur ? Préserver l’intégrité des compétitions. La problématique sous-jacente à ces nombreuses sanctions disciplinaires imposées par des organes privés (éditeurs comme organisateurs), malgré leur effort louable de préserver les compétitions de jeux vidéo de tous ces comportements toxiques, est qu’eux-mêmes ne sont pas tenus de respecter certaines obligations quant à la forme des sanctions et à leur notification aux joueurs ou équipes concernés. Ainsi, ils souffrent d’un manque de légitimité et il serait nécessaire de poser un cadre plus précis ou au moins plus institutionnel et officiel. Car en réalité, la légitimité de telles sanctions pourrait interroger, ces dernières n’étant notifiées à aucun organe judiciaire. Se pose également la question de la proportionnalité de certaines sanctions par rapport aux actes commis. En ce sens donc, certains éditeurs et organisateurs ont pu être critiqués. Ces défauts sont notamment pointés du doigt par certains professionnels du droit s’intéressant à l’esport, aussi bien sur les sanctions elles-mêmes que sur le droit du joueur à répondre de ses actes.

Cependant, ces acteurs privés ne sont pas les seuls aujourd’hui à réglementer l’esport. Des acteurs publics et institutionnels prennent part à ces problématiques.

 

Les condamnations issues des acteurs publics, un pouvoir de sanction nécessaire pour pérenniser le secteur de l’esport

Plusieurs acteurs publics tentent de réguler le secteur afin de le pérenniser. Plus que la pérennisation de l’esport, les institutions publiques et indépendantes souhaitent également réguler les pratiques économiques de certains éditeurs ou de certaines plateformes de gaming ou de streaming, c’est le cas de la Commission Européenne ; tandis que des associations reconnues tentent de promouvoir l’intégrité dans l’esport : c’est le cas de l’Esports Integrity Commission (ou ESIC). Ces organes ont tous deux délivré récemment de sévères sanctions pour garantir l’intégrité de l’esport pour le second et le respect des règles en termes de droit de la consommation pour le premier.

L’Esports Integrity Commission a été créée en 2016 au Royaume-Uni, dans le but de promouvoir l’intégrité de la pratique esportive et de lutter contre les phénomènes de triche, de match-fixing, de dopage, de burn-out, d’harcèlement et de tout autre comportement toxique dans l’esport pouvant toucher à l’intégrité du secteur. Cette institution a été créée par des acteurs endémiques au secteur de l’esport, à savoir l’ESL, DreamHack, Intel et Plantronics. L’ESIC a donc pour but de réguler les compétitions et de travailler avec les gouvernements de différents pays pour légiférer sur le sujet et démocratiser la pratique. L’entité réunit aujourd’hui plus de 40 partenaires dont des partenaires gouvernementaux, des fédérations nationales, des organisateurs de compétitions. Nous détaillerons le rôle de l’ESIC dans un prochain article à paraître et au cours duquel nous interrogerons Ian Smith, Commissionner à l’ESIC sur tous ces sujets.

L’ESIC délivre de nombreuses sanctions sur les sujets de triche et de match-fixing. Cela a notamment été le cas récemment sur le jeu Counter-Strike : Global Offensive, sur lequel pas moins de 37 coachs ont été sanctionnés pour triche, ces derniers ayant profité d’un bug du jeu leur permettant d’obtenir des informations sur l’équipe adverse durant les matchs. Les sanctions allaient de quelques mois d’exclusion à 3 ans. Cette exclusion vaut ainsi pour tous les tournois organisés par l’ESL, DreamHack, BLAST ou WePlay mais tout autre opérateur de tournoi est libre de respecter ces sanctions.

Encore plus récemment d’ailleurs, l’ESIC condamnait Vitality à payer une amende de 10 000$ pour « Stream Sniping ». Le stream sniping est le fait, lors d’une compétition, de diffuser sur un écran le match en direct de la part de l’équipe qui est en train de jouer. Cette pratique est formellement interdite dans nombre de règlements de compétitions car elle peut avantager une équipe si ses joueurs observent le point de vue de l’équipe adverse. Bien que la commission ait spécifié qu’elle n’avait trouvé « aucune preuve d’intention malveillante » de la part de Vitality, cette dernière n’a fait preuve d’aucune tolérance en la matière, afin de donner l’exemple.

 

D’autres sanctions sont fréquemment distribuées par l’ESIC sur ces thèmes mais aussi sur la question des paris, comme cela a été le cas le 22 janvier : la commission a sanctionné 35 personnes pour avoir enfreint le code anti-corruption mis en place par l’ESIC sur la question des paris. Toutefois, cette commission indépendante n’est reconnue que par très peu de pays en tant qu’organe de régulation officiel. D’un autre côté, les institutions publiques nationales, européennes voire internationales émettent de plus en plus de sanctions, non pas dans l’esport à proprement parler mais dans l’univers du gaming de manière générale.

 

La Commission Européenne par exemple a récemment sanctionné l’éditeur Valve pour pratique anti-concurrentielle. Avec le Conseil de l’Union Européenne, le Parlement Européen et le Conseil européen, la Commission Européenne est l’une des principales institutions de l’Union. Elle en est la branche exécutive : son rôle est de proposer des textes législatifs, de mettre en œuvre des décisions, de faire respecte les traités de l’UE et de gérer les affaires courantes. En ce sens, la Commission Européenne dispose d’un pouvoir de sanction en cas de non-respect des règles de l’Union Européenne. Valve et cinq autres éditeurs ont donc été condamnés à une amende de presque 8 millions d’euros pour avoir appliqué des blocages géographiques sur la vente de jeux vidéo au sein de l’Espace Economique Européen, pratique jugée anticoncurrentielle au titre du Règlement n°2018/302 du 3 décembre 2018.

Outre cette sanction prononcée par la Commission Européenne et plutôt éloignée des questions de triche et de dopage par exemple, d’autres tribunaux ont rendu des décisions, notamment en ce qui concerne le match-fixing. C’est le cas par exemple en Australie, sur le jeu Counter-Strike : Global Offensive : 6 joueurs ont été arrêtés pour avoir truqué des matchs de la licence de Valve à des fins de paris. L’affaire remonte en réalité à 2019 et sur les 6 joueurs arrêtés, 5 ont comparu devant les tribunaux pour de multiples infractions : match-fixing, prise de paris illégale d’une valeur pouvant monter jusqu’à 30 000$, entre autres. Cette affaire est à souligner car elle est une des rares affaires à avoir été portée devant les tribunaux nationaux d’un Etat, à notre connaissance.

 

L’esport se développe et grandit, faisant naître avec son ascension de nombreuses déviances : triche, dopage, match-fixing, paris illégaux, toxicité… Et les exemples sont nombreux. Pour autant, le secteur tente de réagir, dans un premier temps via ses acteurs privés et au cœur de l’écosystème, c’est notamment le cas des organisateurs et des éditeurs qui, dès le développement des compétitions ont tenté de pallier à ces problématiques et qui sanctionnent de plus en plus et de plus en plus fermement ces comportements ; mais aussi et surtout par des acteurs publics : associations reconnues dans l’écosystème comme c’est le cas de l’ESIC, commission exerçant aujourd’hui un vrai rôle de lobby pour promouvoir l’intégrité dans l’esport qui affiche une tolérance zéro en termes de sanctions et organes institutionnels et officiels étatiques ou supra-étatiques, même si les sanctions qu’ils dispensent concernant la triche, le dopage et autres comportements déviants dans l’esport sont encore extrêmement minoritaires.

Toutefois, l’augmentation des amendes et plus généralement des sanctions dans l’esport, même si elle peut poser question à certains égards notamment de la part des acteurs privés quant à leur légitimité, force l’esport à se structurer et limite malgré tous ces phénomènes. De véritables organes institutionnels faisant consensus aux niveaux national et international pourraient cependant faire avancer le secteur dans le domaine de manière beaucoup plus rapide, afin d’éviter que les moyens de lutte contre ces phénomènes ne deviennent obsolètes trop rapidement et également de faire en sorte que les amendes et sanctions ne soient pas trop basses afin d’être réellement dissuasives.

 

Article rédigé par Emeline Guedes

 

Sources :
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O. Allasseur, M. Boulesteix, E. Guedes, B. Perrin, Dans l’esport, on ne badine pas avec la triche, 10 novembre 2020, www.parisandco.paris, https://www.parisandco.paris/A-la-une/Veille-Innovation/Dans-l-esport-on-ne-badine-pas-avec-la-triche
Benjamin Gautier, eSport : le plan anti-dopage de l’ESL détaillé, www.geeksandcom.com, 16 octobre 2015, https://www.geeksandcom.com/2015/08/16/esport-le-plan-anti-dopage-de-lesl-detaille/
Règlement officiel, ESL Championnat National Hearthstone, Saison Summer 2019, version du 31 mars 2019 : https://pro.eslgaming.com/france/wp-content/uploads/2019/04/ECN_Rules_HS_Summer2019.pdf
https://support-valorant.riotgames.com/hc/en-us/articles/360046160933-What-is-Vanguard-
Clémence « Idril » Lemoal, Valorant : Soulbans, a new anti-cheat weapon from Riot Games, www.millenium.gg, 21 mai 2020, https://www.millenium.gg/news/17886.html
List of bans, Liquipedia Valorant : https://liquipedia.net/valorant/Banned_players
Daniel « Quest » Kwon, TSM Reginald gets fined $5 000 USD for his derogatory Twitter comments against C9 Vulcan, www.invenglobal.com, 2 mars 2021 : https://www.invenglobal.com/articles/13419/tsm-reginald-gets-fined-5000-usd-for-his-derogatory-twitter-comments-against-c9-vulcan
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https://esic.gg/
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Antitrust : Commission fines Valve and five publishers of PC video games € 7.8 million for « geo-blocking » practices, www.ec.europa.com, 20 janvier 2021 : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/IP_21_170
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Naim Rosinski, Five men finally charged with match-fixing in CSGO in Australia, www.dailyesports.gg, 3 mai 2020 : https://www.dailyesports.gg/five-men-finally-charged-with-match-fixing-in-csgo-in-australia/