La digitalisation des compétitions : enjeux et problématiques
Lorsqu’il y a quelques années les journalistes et experts du numérique disaient que le digital serait l’avenir de nos sociétés, ils ne pouvaient pas tomber plus justes pour 2020 et 2021. Avec la crise sanitaire, tous les secteurs ont dû se digitaliser afin d’assurer au maximum la pérennité de leurs activités. Parmi ces secteurs, l’esport qui avait cependant un peu d’avance, n’a pas été épargné et a dû également repenser ses événements et sa communication vis-à-vis de ses fans ou de nouveaux acteurs qui se sont tournés vers cette pratique, de manière individuelle ou de manière commerciale et marketing.
Pour autant, même si le secteur de l’esport a été moins impacté que les autres, sa partie événementielle a dû être repensée. Depuis février 2020, de nombreux évènements dédiés à la pratique et de nombreuses compétitions ont été annulés ou décalés[1], engendrant des modifications quant aux calendriers officiels et aux formats de ces derniers. Deux exemples très récents nous viennent à l’esprit : l’annulation du Rainbow Six Invitational[2], la Coupe du Monde de la licence esport Rainbow Six Siege développée par l’éditeur Ubisoft ou la Gamers Assembly qui s’est tenue dans un format 100% online en ce début avril[3].
Depuis le début de cette crise et la nécessaire digitalisation des événements, Level 256 s’est longuement penché sur ces thématiques, afin de comprendre le réel impact de la crise sur le développement économique du secteur[4] mais aussi afin d’étudier les solutions à apporter aussi bien du côté des innovations techniques que des innovations commerciales[5]. Dans notre rétrospective de l’année 2020 (que vous pouvez retrouver ici), nous évoquions le fait que de nombreuses initiatives avaient vu le jour, malgré les craintes du secteur et les difficultés de certaines entreprises de l’événementiel. En effet, alors que dans un premier temps il a été question d’adaptation, les maîtres-mots du second temps de cette crise ont été « création » et « innovation ».
Outre la crise sanitaire, il nous a semblé important de détailler les enjeux et problématiques de la digitalisation des compétitions ; les questions autour de ces sujets étant nombreuses.
La digitalisation des compétitions, des limites juridiques et techniques
Depuis la loi pour une République Numérique du 7 octobre 2016, en France, les compétitions de jeux vidéo sont sorties du régime des jeux d’argent et de hasard. L’article 101 vient en effet modifier l’article L. 321-9 du Code de la Sécurité Intérieure en ces termes : « N’entrent pas dans le champ d’application des articles L. 322-1, L. 322-2 et L. 322-2-1 les compétitions de jeux vidéo organisées en la présence physique des participants… »[6]. La formulation de cet article 101 pose cependant certaines questions, notamment quant au silence accordé pour les compétitions en ligne. En effet, à la lecture de cet article, seules les compétitions physiques, réunissant les joueurs à un même endroit pour s’affronter, sont autorisées. Quid, dans ce cas, des compétitions online, si prisées dans l’esport, secteur éminemment numérique et digital ?
En réalité à l’heure actuelle, les compétitions en ligne payantes et dispensant un cashprize sont toujours rattachées au régime des jeux d’argent et de hasard, ce qui pose de nombreux problèmes quant au développement des compétitions esport en temps de crise sanitaire par exemple. Ces compétitions nécessitent, de facto, un agrément au titre de ce régime pour pouvoir voir le jour et sont donc très réglementées : l’agrément délivré est très strict et engendre de nombreuses problématiques annexes : coûts supplémentaires, contrôles importants etc. Ainsi, pour qu’une compétition en ligne ne figure pas dans cette catégorie, il faut que cette dernière ne cumule pas les critères énoncés à l’article L. 320-1 du Code de la Sécurité Intérieure[7], à savoir :
- Une opération offerte au public ;
- Faisant naître l’espérance d’un gain ;
- Pour laquelle un sacrifice financier est exigé ;
- Avec la présence, même partielle, de hasard.
Comprenons ici que pour qu’une compétition en ligne soit autorisée, il faut soit que l’entrée à une telle compétition soit gratuite, soit que cette dernière ne dispense aucun cashprize, soit qu’elle soit offerte à un public restreint et puisse ainsi sortir de ce régime des jeux d’argent et de hasard. Ces conditions mettent à mal l’organisation de compétitions internationales, à enjeux importants, organisées à un niveau professionnel et freinent, de facto, le développement économique du secteur. Preuve en est, la Gamers Assembly, un des événements phares de la scène esportive française qui s’est jouée début avril a dû, pour la première année, garantir la gratuité de l’entrée à son événement[8], afin de ne pas tomber dans l’illégalité. Rappelons alors que ce risque d’illégalité pèse sur les compétitions établies en France : de nombreux Etats étrangers autorisent ce type de compétitions.
Avec la crise sanitaire, les professionnels du secteur se sont donc retrouvés dans l’impossibilité de réaliser de telles compétitions en France, ce qui a précipité une fuite des événements à l’étranger : hors Europe ou dans des pays européens autorisant l’organisation de telles compétitions en ligne, avec entrée payante et distribution de cashprize. En effet, la France n’est certes, pas le seul pays à interdire de telles compétitions, mais en ne prévoyant pas expressément une dérogation au régime des jeux d’argent et de hasard pour les compétitions en ligne, elle se retrouve peu concurrentielle vis-à-vis de certains de ses voisins. C’est notamment ce qu’expliquait l’avocate Cloé Si Hassen lors d’un atelier co-réalisé par Level 256 et France Esports concernant l’encadrement juridique du secteur et dont vous pouvez retrouver la synthèse ici. De fait, de plus en plus d’organisateurs de tournois ou d’éditeurs privilégient, contexte actuel oblige, d’autres pays dans lesquels la réglementation est plus souple. Qui dit fuite d’événements dit alors fuite d’une partie des revenus économiques et surtout baisse de l’attractivité du territoire français pour les professionnels du secteur. Il est donc nécessaire, si la France souhaite vraiment être un pays incontournable pour l’esport mondial, de remédier à ce défaut juridique.
Aux côtés de ces problématiques, il y a aussi de nombreux freins techniques à la digitalisation complète des compétitions. Les technologies numériques progressent à une vitesse incroyable, mais bien souvent, la technique a besoin de quelques adaptations au monde actuel. Avec la crise sanitaire là encore, il a fallu digitaliser toutes les compétitions et avec le télétravail mondial, les bandes-passantes des réseaux se sont parfois retrouvées saturées. Or, comment jouer à des jeux qui requiert une rapidité d’analyse et de jeu et une connexion quasiment instantanée lorsque des joueurs bloqués parfois aux quatre coins du monde doivent s’affronter ? Plusieurs compétitions y ont trouvé leur limite. C’est le cas notamment de la scène du versus fighting. Le versus fighting est un type de jeu qui nécessite quasi-obligatoirement que les joueurs puissent jouer sur une même console voire un même écran, afin de réduire au maximum les temps de latence entre l’action du joueur sur la manette ou le stick et l’action à l’écran. En effet, comme l’explique Nicolas Besombes dans sa thèse[9], il suffit parfois de quelques millisecondes pour qu’une action soit effectuée : le moindre décalage peut alors être fatal. Le jeu à distance, au regard de certains problèmes de latence et d’une connexion parfois peu efficace, est donc la plupart du temps impossible. Dans un article sorti récemment sur le site de l’Equipe, Antoine « TPK » Billy, commentateur esportif et spécialiste du versus fighting, explique en détails les problématiques techniques en ce qui concerne cette scène qui se trouve à l’heure actuelle quasiment à l’arrêt. Il invoque notamment le biais que peuvent engendrer de telles compétitions online[10].
D’autres scènes ont également été touchées, notamment la scène des first-person shooter (FPS), les jeux de tir à la première personne, qui demandent eux aussi un temps de latence très faible dans les parties. Sur Counter-Strike : Global Offensive par exemple, la question s’est posée quant à certains bugs en plein milieu de partie ou encore sur la scène des MOBA (multiplayer online battle arena) lors de matchs de LCK ou de LEC sur League of Legends. Enfin, il est également probable qu’Ubisoft ait souhaité décaler le Six Invitational plutôt que de l’adapter en ligne afin de ne pas faire face à de tels problèmes.
Récemment, les Heats des FNCS, une compétition sur le jeu Fortnite organisée par l’éditeur Epic Games se tenait elle aussi à distance. Cette dernière a suscité de nombreux émois puisque des problèmes de connexion ont été recensés pour certains joueurs français, qui n’ont en conséquence pas pu se qualifier pour la grande finale[11]. Ces problèmes de connexion ont été causés par des défaillances du côté d’Orange, opérateur et intermédiaire technique du réseau Internet des principaux concernés. Epic Games a refusé de rejouer les demi-finales de la série concernée invoquant le fait que cela ne touchait qu’une infime partie des joueurs en compétition, engendrant ainsi de nombreuses contestations et interrogeant grandement quant à l’intégrité des compétitions. En effet, il y a fort à parier que, si cette compétition s’était jouée en présence physique des joueurs, l’éditeur aurait été plus indulgent étant donné que tous les joueurs auraient été concernés par ces problèmes, si tant est que ces problèmes se seraient produits. La digitalisation pose alors deux questions : celle concernant la responsabilité des intermédiaires en cas de défaillance technique mais aussi celle concernant l’intégrité des compétitions. Car au-delà des bugs informatiques et techniques, le nombre de cas de triche est en recrudescence et il est nécessaire de développer des moyens pour lutter contre ces phénomènes[12].
Entre les problématiques juridiques et les problématiques techniques et d’intégrité, de nombreux événements ont été annulés, repoussés, engendrant ainsi un retard dans la croissance du développement de l’esport. Cependant, la digitalisation des compétitions pourrait prendre un tournant positif au regard des enjeux économiques que cette pratique génère.
La digitalisation des compétitions, des enjeux économiques importants et des solutions à initier
En réponse aux problématiques mises en exergue en amont, la première des solutions à apporter pour la pérennité économique du secteur est la consolidation de l’appareil juridique, notamment concernant les compétitions en ligne. En effet en sortant ces dernières du régime des jeux d’argent et de hasard, la France débloquerait un point clé de l’attractivité de son territoire. De plus en plus de professionnels du secteur et institutions militent ainsi pour l’encadrement des compétitions en ligne en France, de nombreuses solutions sont d’ailleurs proposées. En effet, le cadre juridique est présent, il suffirait de modifier certains mécanismes existants, tout en veillant à ne pas entraîner certaines dérives[13].
Outre les réponses possibles à la consolidation du cadre juridique, de nombreuses solutions sont en train de voir le jour pour garantir entre autres l’intégrité des compétitions : c’est le cas de nombreux logiciels anti-cheat, développés parfois directement par les éditeurs de jeux comme Vanguard, logiciel anti-triche de Valorant[14]. D’autres solutions innovantes sont également sollicitées afin de résoudre les problématiques techniques comme la 5G qui pourrait potentiellement améliorer le temps de latence et la qualité des connexions Internet aux quatre coins du globe[15].
Les enjeux de la digitalisation sont grands et nombreux, de manière générale mais aussi en ce qui concerne plus spécifiquement le secteur de l’esport. En effet, ce dernier se consolidera en grande partie grâce aux revenus et au développement des compétitions et celles-ci seront de plus en plus tournées vers le digital compte tenu des différents contextes et également des avancées technologiques générales. Ainsi, deux enjeux sont primordiaux.
Dans un premier temps, il serait bon de se pencher sur le partage de la valeur dans le secteur de l’esport, notamment vis-à-vis des revenus qu’engendre le streaming. La répartition des droits est la véritable clé de voûte de la pérennisation du secteur, l’encadrement du streaming des compétitions d’esport et des politiques concurrentielles serait donc une première pierre à l’édifice afin que chaque acteur s’y retrouve et puisse se développer économiquement, laissant fleurir de nombreux acteurs.
Dans un second temps, la prise en main de nouveaux outils de monétisation et d’engagement du public permettrait d’augmenter les revenus des différents acteurs et de rentabiliser, pourquoi pas, les investissements. A ce titre, le prochain atelier du Club Level 256 portera sur cette thématique des enjeux économiques des investissements et du sponsoring dans l’esport : pour vous renseigner et y participer, c’est ici !
En tant que nouveaux outils de monétisation, nous pensons évidemment à toutes les solutions de fan engagement dans l’esport, notamment par exemple aux kits de supporters en ligne qui peuvent apporter de nouvelles sources de revenus, mais aussi par exemple à des solutions de transactions d’items virtuels, comme le fait la startup Playthora[16], incubée chez Level 256. Outre ces moyens de monétisation qui servent aussi les fans d’esport, le développement du sponsoring in-game pourrait être une solution de rentabilité des investissements des marques endémiques ou non, permettant d’offrir plus de visibilité à ces dernières. En effet, le potentiel de cette technique est infini et de nombreuses activations sont d’ailleurs devenues très populaires (comme l’activation effectuée entre DHL et ESL sur Dota 2[17]).
Les enjeux juridiques, techniques et économiques de la digitalisation des compétitions d’esport sont grands et nombreux, mais pour la plupart des pistes d’amélioration en termes d’innovations et d’avancées peuvent être trouvées afin que l’esport s’appuie sur son caractère intrinsèquement digital et son don d’ubiquité pour convertir ces problématiques en réels bénéfices !