L’évolution du viewership dans l’esport, ou le nouveau tournant des droits médias

Avec l’évolution de la pandémie, les événements physiques ont repris petit à petit, avec plus ou moins de contraintes : bulle sanitaire, présence partielle du public, compétitions déplacées pour plus de souplesse avec les visas, comme par exemple The International, déplacé en Roumanie et les Worlds 2021 de League of Legends, déplacés en Europe plutôt qu’en Chine.

La situation sanitaire évoluant, certains événements festifs sont organisés sous conditions et notamment en France. Le 26 juillet 2021 en effet, la Karmine Corp, équipe battant tous les records d’engagement des fans et de viewership, organisait son premier grand événement avec plus de 3 000 personnes, au Palais des Congrès : diffusion d’un match de la LFL, concert de Prime, annonces de nouveautés pour la structure, hologrammes et effets scéniques : tout y était et nous replongeait dans l’époque avant-Covid (avec des masques et un pass sanitaire toutefois). Terminé de fêter les victoires de ses équipes préférées devant sa télévision ou son écran d’ordinateur, de plus en plus d’équipes ont cette année renoué avec leur public.

Le retour de ces grands événements et des compétitions officielles accueillant du public pose toutefois certaines questions. En effet, pandémie oblige, l’esport s’est complètement dématérialisé annulant de nombreuses compétitions notamment sur la scène des Fighting Games mais aussi en organisant des matchs à distance. De fait, les passionnés d’esport ne pouvant plus suivre les compétitions en présentiel ont été présents de manière plus fréquente sur les plateformes de streaming et notamment Twitch. Durant cette période de confinement d’ailleurs, les audiences Twitch ont battu tous les records de manière générale, et notamment la scène de League of Legends. Ainsi, le retour des événements avec accueil du public peut-il avoir une influence négative sur l’audience en ligne de l’esport ? Ces audiences pourraient-elles même baisser comparé à l’année de crise sanitaire traversée ? Rien n’est moins sûr. En effet, la finale des Worlds de League of Legends 2020 qui s’est tenue sans public dans la salle a, à ce titre, rassemblé un nombre important de viewers sur Twitch, avec un peak viewers à près de 3,9 millions de personnes. Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait penser concernant ce chiffre impressionnant, ce dernier ne parvient pas à égaler le record, toutes années confondues, de la finale des Worlds 2019, avoisinant les 4 millions de viewers.

La corrélation entre la reprise des événements physiques et la baisse du nombre de viewers en ligne de compétitions et de grands événements esport n’est donc pas prouvée et n’est pas un automatisme. On pourrait même avancer le fait que, si les audiences ne diminuent pas avec la reprise des événements physiques, l’esport a de beaux jours devant lui ! En effet, les personnes ayant découvert l’esport durant la période de confinement peuvent potentiellement se convertir en passionnés assistant aux compétitions, démocratisant ainsi ce secteur que l’on peut encore qualifier de niche en comparaison d’autres événements sportifs. Autre exemple d’ailleurs pour appuyer ce raisonnement, le jour de l’événement au Palais des Congrès, la diffusion du Classico Solary vs. Karmine Corp était assurée par OTP et a réalisé la meilleure audience du Summer Split de la LFL avec un peak viewers de près de 184 000 personnes. Malgré les événements physiques donc, les audiences de l’esport ont continué d’augmenter. Le magazine Esports Insider, en partenariat avec Esports Charts, a d’ailleurs confirmé cette croissance des audiences pour le mois de juillet 2021, de manière plus globale que la seule scène League of Legends.

Twitch et les plateformes de streaming de compétitions ont sans doute réussi à convertir un nouveau public, un levier intéressant qui n’est pas sans interpeller les grands groupes médias. Sentant l’enthousiasme pour la discipline croître, de nombreux partenariats avec des chaînes de télévision ou des chaînes de streaming plus généralistes se créent ou se renforcent. C’est l’exemple notamment de la plateforme de streaming chinoise DouYu, qui a renforcé son partenariat avec l’ESL en avril 2021. De nombreux autres grands groupes contractent avec des ligues ou des organisateurs de compétitions, notamment la holding de médias WePlay Esports qui a conclu récemment un partenariat avec la ligue de CS : GO, BLAST pour la région du CIS (Commonwealth of Independent States) ou encore le groupe EEG (Esports Entertainment Group) qui a signé un partenariat exclusif avec la chaîne de streaming mondiale ESTV pour créer du contenu multiplateformes.

En revanche, malgré l’engouement des structures médias pour l’esport, les droits médias dans l’esport ne sont pas régulés et réglementés. Un cadre mériterait d’être apporté afin de pérenniser les partenariats. La question des droits médias est un enjeu fort pour le développement économique du secteur, à condition de réguler le marché et d’éviter les situations de monopole ou d’oligopole et en s’assurant une politique unifiée en matière de droits de diffusion sur internet notamment.

La diffusion des compétitions d’esport dans les cinémas n’est pas historique. En effet, les événements esportifs sont en premier lieu des événements qui se tiennent en physique, dans des grandes salles. Historiquement d’ailleurs, aucune diffusion des compétitions n’était réalisée, l’esport s’étant développé au fur et à mesure des petites LANs communautaires aux compétitions internationales remplissant des stades de football.

Pourtant, le contexte sanitaire empêchant les fans de se réunir dans les stades, les organisateurs de compétitions et les éditeurs ont dû se réinventer, trouver des solutions pour que le public de l’esport se retrouve et vive les événements ensemble, avec ferveur.

Dès 2017 cependant, les prémices des liens entre cinéma et esport apparaissaient, à la suite d’un partenariat entre les cinémas Gaumont Pathé et un organisateur d’événements, EclairGame : les deux contractants lançaient les CinéSessions au Pathé La Villette, événement dans lequel des joueurs pouvaient s’affronter dans des salles de cinéma.

Avant même la période de crise sanitaire donc, les liens entre esport et cinéma étaient prégnants. En 2018, la finale des IEM Katowice entre Fnatic et FaZe Clan et en 2019, la finale des Worlds de League of Legends entre G2 Esports et FunPlus Phoenix étaient diffusées dans les cinémas.

Les rencontres de fans d’esport avec le cinéma se sont alors accentués avec le contexte sanitaire et dès novembre 2020, soit à la reprise des compétitions physiques mais sans public, d’autres partenariats étaient conclus entre des organisateurs de compétitions d’esport et des salles de cinéma. Cela a été le cas par exemple de l’ESL qui s’est associé avec BY Expérience pour projeter certains événements majeurs qu’il organisait dans les cinémas Pathé. Etaient donc retransmis les IEM sur StarCraft II, l’EST One sur Counter-Strike : Global Offensive et d’autres grands événements.

Les événements esports dans les cinémas sont donc de plus en plus nombreux et Riot Games n’a pas dérogé à cette règle. Pour la finale des Championnats du Monde 2021 en effet, l’éditeur a conclu des partenariats avec plusieurs cinémas pour diffuser le match entre Damwon Kia et EDG.  70 cinémas à travers l’Europe ont donc diffusé la grande finale des Worlds 2021.

Ces diverses diffusions dans les cinémas font cependant apparaître certains questionnements notamment sur les enjeux de la répartition des droits médias. Une émission de L’Equipe Esport présentée par Paul Arrivé a d’ailleurs été dédiée à ces sujets avec des invités de marque : Xavier Oswald, Nicolas Maurer, Charles Lapassat et Arnaud Simon, ex-patron d’Eurosport France spécialisé dans les droits médias dans le sport. En effet actuellement, les droits médias dans l’esport sont très peu encadrés, si bien que les diffuseurs font face à un vide juridique, les diffusions étant essentiellement effectuées sur internet, en streaming. Cependant, nous pouvons dès lors nous baser sur les droits de diffusion dans le sport. En termes de droits de diffusion d’événements sportifs, les règles à respecter sont contrôlées par le CSA qui dispose d’un pouvoir de sanction en cas de non-respect des réglementations en vigueur. Par exemple, les « compétitions d’importance majeure » doivent être accessibles par tous les téléspectateurs. Concrètement, un listing des grandes compétitions d’importance majeure est établi par décret modifié pour la dernière fois en 2004, obligeant ainsi les télévisions publiques ou privées sans abonnement à les diffuser. Il pourrait être possible d’intégrer à cette liste des compétitions d’esport comme les Worlds de League of Legends ou encore les finales des IEM de Katowice sur CS : GO.

Cela dit, une différence devient alors primordiale entre le sport et les compétitions de jeux vidéo : le jeu vidéo, diffusé en streaming, est la propriété de l’éditeur. La diffusion doit donc être approuvée par ce dernier, selon le principe du droit de communication de l’œuvre au public. Également, le secteur de la captation sportive est un secteur fortement concurrentiel, soulevant ainsi de nombreuses problématiques. Le régime de la captation esportive ne déroge pas à cette règle et il serait bon de réguler les différents aspects concurrentiels avant que les droits médias dans l’esport ne se développent largement.

Une différence majeure également, c’est que l’esport et le sport prennent des chemins inversés au regard de leur diffusion sur internet. Là où l’esport a entamé sa diffusion sur des chaînes de streaming, le sport quant à lui est resté plus traditionnel et a commencé à se démocratiser par la télévision. Or, à l’heure actuelle, l’esport souhaite conquérir les téléspectateurs et le sport, constatant le vieillissement de son public, souhaite se diversifier sur internet. Les deux mécanismes sont alors intéressants à croiser et le CSA a bien pris en compte ce souhait de modernité puisqu’en 2020, l’institution sortait un dossier en partenariat avec la HADOPI intitulé « La diffusion du sport sur internet : un marché et des usages en développement ». Les relations économiques entre le sport et les médias sont donc à la fois complémentaires, indispensables pour les deux secteurs mais aussi éminemment ambigus compte tenu des aspects concurrentiels et des contraintes techniques.

Mais alors au vu de ces nombreuses complexités, l’esport peut-il véritablement compter sur les droits médias ? A l’heure actuelle, les organisateurs de compétitions restent très discrets quant aux implications financières des différents partenariats conclus avec des chaînes de diffusion. Même s’il est évident que le nombre de ces partenariats augmente, les chiffres ne sont que des estimations, hormis quelques exceptions comme le partenariat conclu entre Riot Games et HUYA d’un montant de 310 millions de dollars. Cependant, ces flux monétaires ressemblent fortement à de la poudre de perlimpinpin puisqu’il s’agit d’une vente entre Tencent et… Tencent qui détient également Riot Games ! Un exemple concret d’exploitation abusive de cette absence de règles sur les droits médias entre organisateurs et diffuseurs. Un organisme régulateur pourrait être une hypothèse pour superviser l’intégrité des échanges entre les différentes parties.

Alors droits médiatiques dans l’esport : simple mirage ou réel enjeu pour le secteur ? Une chose est sûre, c’est que la monétisation et la régulation des audiences dans l’esport est un enjeu clé, comme pouvait l’attester notre article rédigé par Xavier Descharmes de Gozulting ou le dernier atelier du Club Level 256.